L'empreinte toxique du phosphate
Une enquête de Laurence Grun et Pierre Vanneste
pour Nuit Noire production, diffusée par Tchak et Apache
pour Nuit Noire production, diffusée par Tchak et Apache
On le trouve dans le Coca, les lessives, les détergents, les médicaments, les cosmétiques, l'industrie textile, pétrochimique et alimentaire, mais surtout dans les engrais (90% de la production). Cet ingrédient, c'est le phosphate transformé en acide phosphorique.
Enquête sur une industrie minière et chimique qui, depuis deux siècles, déplace ses activités selon les législations, laissant derrière elle une contamination souvent irréversible.
Née au milieu du XIXᵉ siècle aux États-Unis et en Europe, l’industrie chimique du phosphate a profondément transformé les pratiques agricoles. Pendant près de cent ans, ingénieurs, agronomes, scientifiques et industriels ont œuvré à la promotion des engrais phosphatés. Après la Seconde Guerre mondiale, leur usage se généralise. La « révolution verte » est amorcée. Mais derrière ce modèle agricole se cache une contamination massive de l'air, des sols et des masses d'eau aux métaux lourds et éléments radioactifs.
Si en Belgique, en Espagne et en France, les usines d'acide phosphorique, trop polluantes, ont progressivement fermé, abandonnant derrière elles leurs déchets, en Tunisie et au Sénégal, elles sont toujours en activité et continuent de contaminer irréversiblement les territoires.
Si en Belgique, en Espagne et en France, les usines d'acide phosphorique, trop polluantes, ont progressivement fermé, abandonnant derrière elles leurs déchets, en Tunisie et au Sénégal, elles sont toujours en activité et continuent de contaminer irréversiblement les territoires.
Mine de phosphate des ICS-Indorama, site d’exploitation du panneau de Tobène. Thiès (SN)
Du minerai à l'acide phosphorique
Lecture 11 min. - Vidéos 6’22 min.
« Pour fabriquer de l’engrais convoyé ailleurs, on nous empêche, nous, de cultiver. Ils détruisent l’agriculture, polluent l’eau et les sols », fustige Demba Fall Diouf, président du Réseau national des personnes affectées par les opérations minières (RNPAPOM).
Au Sénégal, près de 10% du territoire est dédié à l’exploration minière du phosphate . À une centaine de kilomètres de Dakar, les paysans du village de Tobène, excédés par l’accaparement de leurs terres, ont tracé à l’aide de petits rubans rouges une frontière symbolique entre leurs champs et une mine de phosphate. Derrière le village, la carrière des Industries chimiques du Sénégal (ICS‑Indorama) avance sans relâche. Dans un ballet incessant, les grues chargent les camions‑bennes de roche phosphatée.
Implantée au cœur de la région agricole des Niayes, la concession minière des ICS (société indonésienne depuis 2014) s’étend sur plus de 300 km². Depuis 1957, la mine a déjà changé trois fois de place et déplacé une vingtaine de villages. La plupart ont été réinstallés près de l’usine chimique des ICS dans la petite ville de Darou Khoudoss, une localité créée par l’expansion minière.
Demba Fall Diouf, 60 ans, a grandi à Darou Khoudoss et a vu les effets dévastateurs des délocalisations. « C'est une source d'angoisse pour les familles qui perdent tout. » Sans titre foncier, les paysans sont uniquement dédommagés sur le bâti et les cultures. Ils reçoivent entre 5 et 20 millions de francs CFA (entre 7.633 et 30.534 euros), pour se reconstruire une nouvelle vie. « On vous dédommage, mais sans accès à la terre, déplore Demba. Les agriculteurs n'ont plus de sources de revenus. Avec leurs champs, ils gagnaient 6 millions de francs CFA par an (9.160 euros). »
Quant à ceux qui sont recrutés aux ICS, ils ne gagneront pour la plupart pas plus de 1,5 millions de francs CFA (2.290 euros) par an. « On nous dit que l'exploitation minière crée des emplois, mais c'est faux. Nous en perdons plus que nous n'en gagnons. »
« Tout a brûlé en moins de 30 minutes »
Une fois extrait, le phosphate est lavé puis traité à l'acide sulfurique pour produire de l'acide phosphorique, destiné à la fabrication des engrais . Sur cinq kilomètres autour de l'usine chimique, les fumées chargées de fluor, de dioxyde (SO₂) et trioxyde de soufre (SO₃) imprègnent l'air. « Vivre ici a des conséquences sur la santé, tout le monde le sait. Il ne devrait pas y avoir d'habitations à moins d'1,5 km des ICS », confie anonymement un des auteurs de l’audit d’impact environnemental réalisé en 2020 par le cabinet Environment Global Service.
Les fuites de gaz et dépassements de normes sont fréquents. En septembre 2018, 300 champs sont détruits. « Le nuage de gaz est retombé sur les terres et a tout brûlé en moins de 30 minutes. Nous n'avons jamais été indemnisés par les ICS », s'insurge Moussa Touré, porte-parole du chef du village de Tobène. Selon les habitants, ces fuites de gaz sont récurrentes, mais d’importance variable.
À long terme ces gaz provoqueraient de l’asthme, des infections pulmonaires, des fluoroses osseuses et des cancers. Mais aucune étude épidémiologique ne permet de mesurer l’ampleur de ces problèmes, ni de les relier directement à l’activité chimique de l’usine.
Arrivé en 2014, le vétérinaire de l’arrondissement de Méouane, Moussa Gueye, a tout de suite constaté d’importants problèmes d’infections pulmonaires chez les animaux de la zone. « Leurs poumons sont complètement cyanosés. C’est au site d’abattage que l’on voit les infections pulmonaires. Il y a des brûlures au niveau des alvéoles. Je n’avais jamais vu ça ailleurs. » En 2019, lors d'une fuite de gaz à Darou Khoudoss, il a lui-même été affecté. « L'air m'a brûlé les yeux et les narines, c'était insupportable. J’ai demandé ce qu’il se passait; on m’a expliqué qu’il y avait une échappée de gaz au niveau de l’usine. »
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[...] en 1987, ils nous ont dit que le produit n’était pas toxique, que c’était comme de l’eau. Mais nous, on sent l'acidité des embruns marins.
El Hadji Abdourahamane
Khondio (SN)
Bouteille de « jus fluo » (H₂SiF₆) récupérée sur le site de déversement de la plage de Khondio. Thiès (SN)
Du « jus fluo » en mer
Pour éviter que trop de fluor ne s’échappe dans l’atmosphère, les ICS ont mis en place un système de récupération sous forme liquide du fluorure d’hydrogène (HF), un gaz extrêmement nocif et corrosif. Ce liquide est ensuite déversé dans l’océan Atlantique à 14 kilomètres de l’usine, sans aucun traitement. Pas moins de 150.000 litres d’acide fluorosilicique, renommé le « jus fluo » par les populations locales, finissent ainsi chaque jour en mer à côté du village de Khondio.
L’entreprise a toujours déclaré ce liquide inoffensif. Dans la région, personne n'y croit. « Lorsqu'ils sont venus pour la première fois en 1987, ils nous ont dit que le produit n’était pas toxique, que c’était comme de l’eau. Mais nous, on sent l'acidité des embruns marins », rétorque El Hadji Abdourahamane Kâ, chef du village de Khondio.
Camion transportant le « jus fluo » (H₂SiF₆) rejeté en mer – site de déversement de Khondio (SN).
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S’il y a des métaux lourds [...] dans le jus fluo, cela veut dire qu’il y en a dans les boues de lavage du phosphate, dans l’acide phosphorique et le phosphogypse.
Albert Sarr
Mboro (SN)
Trente-quatre ans après le début du déversement, un laboratoire privé sénégalais, le Ceres-Locustox (Centre régional de recherches en écotoxicologie et sécurité environnementale), a analysé le jus fluo. Les résultats sont alarmants : le pH est à 1,8 ; le cadmium et le plomb sont respectivement 500 et 70 fois au-dessus des normes de l’OMS pour l’eau potable. Deux métaux toxiques qui s'accumulent dans les organismes vivants. Les résultats du laboratoire n’ont jamais été rendus publics. « Tout était prêt pour faire la restitution. Mais des instructions nous ont été données de ne pas partager le rapport. Peut-être les bailleurs ont-ils eu peur de perdre leur agrément de l’État… », confie une personne concernée de près par la rédaction de cette étude commandée par les ONG La Lumière et Osiwa.
L’État sénégalais pouvait-il ignorer ces résultats alors qu’en juillet 2019, l'ancien ministre de l’Environnement, Abdou Karim Sall, avait exigé une étude toxicologique ?
« Si ces produits sont toxiques, nous allons automatiquement demander aux ICS d’arrêter de les déverser en mer », avait-il déclaré devant la presse. Un an et demi plus tard, il annonce la délocalisation du site de déversement pour calmer la « psychose » qui touche les habitants de Khondio, tout en affirmant « l'absence de nocivité du produit ».
Or, « s’il y a des métaux lourds et autres éléments dans le jus fluo, prévient Albert Sarr, un ingénieur retraité des ICS, cela veut dire qu’il y en a en quantité dans les boues de lavage du phosphate, dans l’acide phosphorique et dans le phosphogypse. Ce même phosphogypse qui est déversé ici, juste derrière le village de Darou Khoudoss ».
Décharge de phosphogypse aux abords du site des Industries Chimiques du Sénégal (ICSIndorama), Darou-Khoudoss. Thiès (SN)
L’eau des puits est condamnée
Une tonne d'acide phosphorique génère cinq tonnes de phosphogypse, un déchet chimique solide, chargé en métaux lourds et éléments radioactifs, tous deux naturellement présents dans la roche phosphatée.
Haute de près de 80 mètres, la décharge de phosphogypse de Darou Khoudoss surplombe la commune, à seulement 350 mètres des premières habitations. Chaque année, trois millions de tonnes de phosphogypse s’y accumulent. Avec le temps, cette décharge a fini par contaminer la nappe phréatique. Par effet de percolation, l’acide résiduel et les métaux lourds se sont infiltrés dans le sol. « Les ICS nous ont interdit de consommer l’eau des puits, parce qu’elle a été contaminée. Mais cela n’a jamais été mis sur papier », explique un conseiller communal de Darou Khoudoss. Aujourd'hui, 30.000 personnes dépendent de l'apport en eau potable des ICS.
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Il faudrait faire des études d’impact pour voir si ces légumes sont propres à la consommation.
Albert Sarr
Mboro (SN)
Des boues contaminées pour cultiver
Pour apaiser les tensions liées aux expropriations causées par l'expansion minière, les ICS permettent aux agriculteurs de cultiver dans d'anciennes carrières remblayées par les boues de lavage du phosphate. Narr Fall travaille dans l’une d’elles. « Mon grand-père vivait ici, à Medina Fall, avant d'être déplacé par l'industrie. Depuis, nous n'avons plus de terres. L'entreprise nous autorise à faire du maraîchage dans les bassins dont elle n'a plus besoin. »
Ce que Narr et les 3 à 4.000 maraîchers actifs dans les bassins ignorent, mais que l’entreprise, elle, sait, c’est que ces terres sont contaminées. En 2008, une étude menée par le Cirad à la demande des ICS révèle des teneurs élevées de cadmium, chrome, fluor, etc. pouvant « représenter des problèmes pour les cultures et les personnes qui les consomment » . Une étude restée sans suite. Au téléphone, l’une des autrices, Claire Chevassus, précise : « C’est un dossier politique. Les ICS sont largement financées par les Indiens. Les engrais sont exportés en Inde et dans le monde entier ». Selon elle, même si le risque sanitaire « n’a jamais été scientifiquement prouvé, […] le dossier mériterait d’être repris aujourd’hui », sachant que les problèmes de santé pourraient commencer à être observés chez les agriculteurs.
Dans ces bassins, nous avons nous-mêmes mesuré, à l’aide d’un compteur Geiger mis à disposition par la Criirad , un niveau de radioactivité cinq à six fois supérieur au bruit de fond. Pour l’ingénieur Albert Sarr, « il faudrait faire des études d’impact pour voir si ces légumes sont propres à la consommation. Ils sont vendus partout dans le pays. Les gens ferment les yeux parce que cela représente une certaine économie ».
Si, au Sénégal, personne ne semble accorder une grande attention à ces boues, dans la région de Gafsa, en Tunisie, elles sont considérées comme un problème majeur.
La Tunisie prise au piège du phosphate
La Tunisie possède la troisième plus grande réserve mondiale de phosphate, avec 2,5 milliards de tonnes . La majorité de ces ressources est localisée dans le gouvernorat de Gafsa.
Ici, les sols sont devenus noirs, colmatés par les rejets de boue et de stériles miniers. « Lors du traitement des phosphates, on garde la partie riche et on jette la pauvre dans les oueds. Aujourd’hui, on en paye le prix. Ce sont des hectares qui sont abîmés par cette boue polluée et polluante », admet Nordine Arfa, ancien ingénieur à la Compagnie des phosphates de Gafsa.
Plusieurs études et thèses universitaires, dont celle de Bilel Salhi , témoignent de la forte présence de métaux lourds et de fluor entraînant la contamination des sols, de la végétation et des réservoirs d’eau de la région. Un tiers du couvert végétal du bassin minier de Gafsa a déjà disparu, recouvert par les 2,5 millions de tonnes de boue rejetées chaque année par les huit laveries des villes minières de Redeyef, Moularès, Mdhilla et Metlaoui.
Arrivée en 1885, la Compagnie des phosphates de Gafsa a entièrement remodelé le paysage sur 3.000 km². « Ici, tout est lié au phosphate. Il n’y a pas d’autres activités. Si on ferme l’industrie, les gens devront partir. Or, d’ici 30, 50 ans, il n’y aura plus de phosphate », prévient Ali Krimli. Enseignant, il est l’une des rares personnes de la région à s’exprimer publiquement sur le sujet. Le phosphate est un sujet hautement politique. Exploité par l’État, il est, avec le tourisme, la principale ressource économique du pays et le seul employeur de la région. « Quand ce sera fini, quel sera le futur de la région ? »
Les poissons ont disparu
Plus à l’est, le long du littoral tunisien, la ville de Gabès abrite depuis 1972 une partie des usines du Groupe chimique tunisien (GCT) , qui transforme le phosphate en acide phosphorique et en engrais.
Le golfe de Gabès, autrefois célèbre pour ses eaux poissonneuses et son oasis, s'est gravement dégradé. Chaque jour, 6.000 à 12.500 tonnes de phosphogypse sont déversées en mer, atteignant 180 millions de tonnes en 40 ans. Sallah Ouma El Wardi, issu d'une famille de pêcheurs, constate une situation devenue catastrophique depuis l'installation du Groupe chimique. « On allait nager juste à côté. Même s’il y avait déjà les poussières, le soufre et les rejets des cheminées, il y avait encore du poisson et de la végétation. Petit à petit, le sable s’est retrouvé enseveli sous les couches de phosphogypse. Maintenant, la mer est noire. Sur plus de trois kilomètres, la zone est devenue stérile. Les chiffres officiels disent que nous sommes passés de 370 espèces de poissons à environ 50. C’est une catastrophe.»
Malgré de nombreuses plaintes concernant les maladies respiratoires, osseuses, cancers et allergies près de l'usine, aucune étude ne les confirme. « Dès le début, il y avait des fuites de gaz, nous étions asphyxiés. À l'hôpital, on nous soignait sans nous délivrer de certificats », explique Sallah Ouma El Wardi. Un rapport de 2017 de l’ICE sur la santé à Gabès souligne l'absence d'études approfondies ainsi que de nombreux dépassements des normes de dioxyde de soufre, particules fines, ammoniac, gaz fluorés, cadmium, fluor et mercure tout autour de l'usine.
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Avant, ces industries étaient en Espagne, en France, en Belgique. Puis, des lois les ont arrêtées et ont imposé d’importer le phosphate déjà transformé en acide phosphorique. D’autres pays [...] sont prêts à payer la facture.
Khayredinne Debaya
Gabès (TN)
Feuille de tabac affectée par les gaz de l’usine chimique de Gabès (TN)
Agriculteur dans son champs de tabac à proximité de l’usine chimique de Gabès. Oasis de Chott Essalem – Gabès (TN)
Des États prêts à payer la facture
Épuisées d’attendre des réponses à leurs questions, les populations s’organisent. « Nous savons que le Groupe chimique est responsable de 80% de la pollution à Gabès, avec ses rejets de phosphogypse en mer et ses émissions de gaz toxiques. Aujourd’hui, on ne veut pas juste le délocaliser. On veut arrêter ce crime », milite Khayredinne Debaya, membre du collectif Stop Pollution.
Depuis 2013, ce collectif tente de faire bouger les lignes au niveau politique et médiatique. « Il faut préparer un plan pour que la Tunisie cesse ses activités polluantes. Avant, ces industries étaient en Espagne, en France, en Belgique. Puis, des lois les ont arrêtées et ont imposé d’importer le phosphate déjà transformé en acide phosphorique. D’autres pays, comme le Maroc ou la Tunisie, sont prêts à payer la facture. Et comme aucune loi n’interdit l’importation de produits non conformes à ses propres normes de fabrication, cette hypocrisie persiste. »
Site N° 2 de rejet de phosphogypse du groupe chimique Fertiberia. Huelva – Andalousie (ES)
L’héritage toxique du phosphate
Lecture 08 min. - Vidéo 3’50 min.
En Espagne, dans les quartiers ouvriers de Huelva et Cartagena, le souvenir des émanations de la production d'acide phosphorique et sulfurique reste gravé. Pendant des décennies, un voile jaunâtre a recouvert les deux villes.
Arrivé à Huelva en 1991, Juan Manuel Buendia s'en souvient encore : « La pollution était constante. Le ciel n'était jamais bleu. Ma femme, originaire d'ici, ne percevait pas les odeurs comme moi. Les habitants de Huelva ont l'odorat altéré ».
À 600 kilomètres à l'est de Huelva, Cartagena vivait aussi sous un nuage toxique . Certains jours, l'air devenait irrespirable pour Louisa, habitante du petit quartier ouvrier de Torreciega. « La fumée était toujours là. On avait tous beaucoup de mal à respirer. Ma bouche et ma langue gonflaient. Alors, quand mon mari ne travaillait pas à l’usine, on prenait la voiture et on allait là où on pouvait mieux respirer. »
Au cours des années 1990, la pollution était devenue telle que l’administration obligea à plusieurs reprises les industries d’acide sulfurique et phosphorique, Zincsa et Potasas, à réduire, voire interrompre, leur production. « Je suis asthmatique à cause de la pollution. J’allais me soigner à Madrid. Là-bas, il y avait un étage de l’hôpital dédié aux gens de Cartagena », raconte Pencho, habitant du quartier de Los Mateos, situé en bordure du site de l’usine Potasas.
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Depuis la fin de l’industrie et la contamination des terres, plus personne ne veut investir ici.
Téodosio Fernández
Cartagena (ES)
Sans études, pas de maladies
Pendant des années, diverses études sur l’incidence de la pollution à Cartagena furent passées sous silence pour ne pas alarmer la population. Ces dernières indiquaient pourtant « une augmentation du taux de mortalité, des recours aux services sanitaires, des troubles respiratoires et d'autres maladies, ainsi que de la consommation de médicaments », écrit en 2000 le parlementaire Pedro Marset Campos à la Commission européenne.
Lorsqu’en 1960 la surveillance de la pollution atmosphérique démarra, les villes de Huelva et Cartagena sont vite apparues comme faisant partie des sept villes les plus polluées d’Espagne. Les usines de Potasas (Cartagena) et Fertiberia (Huelva) sont alors directement mises en cause. À Cartagena, « la situation n’a cessé de se détériorer depuis 1996, atteignant des niveaux de pollution record en 1999 », explique le parlementaire. En 2001, le ministère de l’Environnement désigne Cartagena comme la ville « la plus polluée d’Espagne ». Quelques mois plus tard, l’usine Potasas ferme, suivie en 2008 par l’industrie Zincsa.
Clôture autour de l'ancien site de production d'acide sulfurique de Zincsa. Cartagena – Murcia (ES)
Après les usines, les sols pollués
Le jour où la production s’est arrêtée, parce que moins rentable et soumise à des législations trop contraignantes, le quartier ouvrier de Torreciega (Cartagena) s’est effondré. Ancien délégué syndical, Pedro Gàlvez ne pourra jamais effacer cette période de sa mémoire : « Cinq mille postes ont disparu en un an et demi. Les gens auraient largement préféré continuer à travailler, même s’il fallait continuer à avaler cette saleté. Ça a été très difficile. Il y a eu des suicides, beaucoup de pression. Tout s’est écroulé comme un château de cartes. »
Déchets issus de la production d’acide phosphorique sur l’ancien site chimique Potasas. Cartagena – Murcia (ES)
Pencho, habitant de Los Mateos. Quartier situé à quelques centaines de mètres du site de l'ancienne usine de Potasas. Cartagena – Murcia (ES)
Un à un, les bâtiments et unités de production ont été démantelés. Bien que les usines et leurs cheminées, symboles de la pollution passée, aient disparu, les sols contaminés par les déchets industriels, eux, sont restés. Le quartier de Torreciega, désormais encerclé par des friches contaminées aux métaux lourds et substances radioactives, n’attire plus personne. « Avec la fin de l’industrie et la contamination, plus personne ne veut investir ici », raconte Téodosio Romero Fernández. « On ne pourra jamais récupérer ces terrains. La pollution s'est infiltrée. Tout le sous-sol est contaminé », ajoute Pedro.
Les quartiers de Los Mateos et Torreciega, situés en bordure des anciens sites industriels, sont les plus exposés à la pollution. Cent hectares de terres contaminées par des dépôts de phosphogypse et d’acide sulfurique. Avec le vent, des particules de poussière contenant uranium, thorium, arsenic, cadmium, mercure, plomb ou zinc se dispersent vers les habitations. « La ville n’a même pas demandé aux responsables de nettoyer. Aucune amende. Rien. Ils sont juste partis », s'indignent Maria et Pencho, habitants de Los Mateos. Peu à peu, les cancers sont devenus plus importants. Pour beaucoup, les décharges de phosphogypse abandonnées à l’air libre en sont responsables en partie.
Phosphogypse du groupe Fertiberia. Huelva – Andalousie (ES)
« On sait que le phosphogypse est mauvais pour notre santé »
À Huelva, 120 millions de tonnes de phosphogypse ont été déversées aux abords de la ville, de 1967 à 2010, par l’entreprise Fertiberia. La décharge fait 30 mètres de haut et s’étend sur 12 km². Une superficie plus grande que celle de la ville. Les jours de grand vent, la poussière blanche du terril recouvre les voitures, les arbres et les rues de la ville.
Dans les quartiers de Perez Cubillas et Los Rosales, proches de la décharge, les cas de cancer sont fréquents. Au comptoir de sa boutique, un commerçant de Perez Cubillas raconte que son père, sa mère et son frère sont tous morts d’un cancer. « Le lien n'a pas été établi par un rapport scientifique, mais on sait que le phosphogypse est mauvais pour la santé. » Joaquín Gómez, un autre habitant du quartier, a subi une ablation de la poitrine gauche après qu’un cancer du sein lui a été diagnostiqué. Maladie rare chez les hommes. Sa voisine souffre du même mal. Une autre voisine a vu ses parents mourir d’un cancer des poumons et du vagin. Tous deux travaillaient chez Fertiberia. « À la télé, il y a eu des collectifs et des médecins qui ont témoigné de la relation entre les maladies et les résidus de phosphogypse. Des chercheurs ont pu prouver leur toxicité pour la santé humaine. Mais les pouvoirs publics ne confirment rien. »
Il aura fallu plus de dix ans pour que les langues se délient à Huelva. Paco Garcia, aujourd'hui membre d'Ecologistas en Acción, fut l'un des premiers à attirer l'attention sur la radioactivité du phosphogypse. « Comme beaucoup, je pensais que c'étaient des marais salants. En réalité, j'habitais à 500 mètres du déversement de Fertiberia. Mon frère avait un appareil pour mesurer la radioactivité, et nous avons été surpris par les taux relevés. Lorsque nous avons voulu alerter les autorités, elles ont refusé de nous écouter et ont enterré les résultats. »
Décharge de phosphogypse du groupe chimique Fertiberia. Huelva – Andalousie (ES)
Liquide récupéré dans le terril de phosphogypse du groupe chimique Fertiberia. Huelva – Andalousie (ES)
En 2007, à la demande de Greenpeace, d’Ecologistas en Acción et de mouvements citoyens, le laboratoire français de la Commission de recherche et d’information indépendantes sur la radioactivité (Criirad) analyse et confirme une forte présence radioactive sur le phosphogypse (uranium 238 et 235, thorium 232, polonium 210, radon 222). Une menace pour la population et l’environnement sur des centaines de milliers d’années. Selon la Criirad, rester neuf minutes par jour sur le phosphogypse, pendant une année, représente un risque non négligeable pour la santé.
Cette étude sera contestée par le syndicat UGT, qui affirme que « le travail du laboratoire français a été réalisé selon les affirmations de Greenpeace ». Pour Luciano Gómez, secrétaire général de la FIA-UGT de Huelva, « il n’y a pas de risque pour la santé des citoyens, ni de dommages graves pour l’environnement ». Il reproche au rapport de nuire à l’image de la ville. « Fertiberia a toujours nié la présence de métaux lourds et d’éléments radioactifs dans le phosphogypse, prétendant que c’était inoffensif, tout en sachant qu’il y avait de l’uranium », insiste Paco Garcia. En 2010, après des années de lutte, le déversement de phosphogypse est interdit par la Haute Cour nationale d'Espagne (Audiencia Nacional).
Bassin contenant les eaux de traitement acide issues de la production d’acide sulfurique sur l’ancien site chimique de Zincsa. Cartagena – Murcia (ES)
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Mon frère est décédé d’un cancer de l’œsophage. [...] Actuellement, il y a environ dix personnes atteintes de cancer dans le quartier.
Téodosio Fernández
Cartagena (ES)
17% de cancers en plus
À Cartagena, la situation n’est pas très différente. « Dans le quartier, une vingtaine de personnes sont mortes d’un cancer », raconte Téodosio Romero, ancien travailleur des industries Zincsa et Potasas.
Parler des maladies n'a pas toujours été facile. Il a fallu attendre la fermeture des deux entreprises dans les années 2000 pour que l'impact sanitaire soit reconnu. « Il y avait des soupçons, mais cela entraînait des conflits avec les travailleurs qui alimentaient cette opacité. La peur de perdre son emploi favorisait le silence », explique José Matías Peñas, chercheur en biologie qui, depuis près de dix ans, dénonce activement le scandale de la contamination des sols dans la région. Il n'est pas le seul à étudier les phénomènes de pollution. En 2017, le pédiatre Juan Antonio Ortega et son équipe de l’Unité de santé environnementale de l’hôpital universitaire La Arrixaca ont identifié un « 'cluster' de contamination au cadmium, à l’arsenic, au plomb, au thorium et aux autres métaux lourds, avec des enfants atteints du lymphome hodgkinien. Après analyse, ils se sont rendus compte que ces enfants étaient exposés à l’air ambiant chargé en métaux lourds, mais aussi en éléments radioactifs », poursuit José Matías Peñas. « En contact avec la muqueuse, ces particules se dissolvent et permettent au cadmium et aux autres éléments de passer directement dans le sang. »
De leur côté, des chercheurs du Centre national d’épidémiologie de l’Institut de santé Carlos III et des géologues de l’Institut géologique et minier d’Espagne (IGME) ont mis en évidence une mortalité accrue par cancers dans les zones contaminées aux métaux lourds, comme Huelva et Cartagena. Dans une autre étude, les chercheurs observent que « les régions exposées à la pollution de certains types d’installations industrielles ont une surmortalité par cancer d’environ 17% par rapport à celles qui n’y sont pas » .
Déjà en 2007, les épidémiologistes réalisaient un Atlas municipal de la mortalité par cancer en Espagne, faisant ressortir la propagation de cancers dans les zones industrielles. Aux yeux d'autres chercheurs, « l’Atlas municipal de la mortalité par cancer en Espagne […] montre que les facteurs environnementaux expliquent beaucoup mieux que la génétique familiale ou les habitudes, les schémas de distribution de certains types de cancer » .
Oiseau mort intoxiqué à proximité d’un des bassins laissés à l’abandon. Cartagena – Murcia (ES)
Louisa habitante du quartier de Torreciega. Cartagena – Murcia (ES)
L'impossible décontamination
Les sites de Huelva et Cartagena n'ont toujours pas fait l'objet d'un plan d'assainissement. À Cartagena, le site de Potasas n'avait même pas été enregistré comme site pollué vingt ans après la fermeture de l'usine. « Aujourd’hui, le véritable problème réside dans la décontamination des terrains. Les métaux lourds et les particules radioactives ne disparaissent pas, ils s’accumulent. Ce sont des zones qui se révèlent impraticables pour l’Homme, la faune et la flore. Par exemple, il a été démontré qu’à Huelva, certaines espèces animales et végétales vivant près du phosphogypse présentent des mutations qui entraînent des malformations dans leur descendance », conclut José Matías Peñas.
À ce jour, il n’existe pas de véritable solution de « dépollution » des sites, si ce n’est d’en interdire l’accès au public et de les confiner en les recouvrant d’un film isolant, de plusieurs couches de terres dites « propres », tout en assurant un suivi pour éviter la dispersion des polluants.
Pour maintenir ses activités en Espagne, depuis 2012, Fertiberia importe directement de l'acide phosphorique du Maroc (OCP), déplaçant ainsi le problème des déchets de l’autre côté de la Méditerranée.
Hardémont, ancienne décharge de phosphogypse de l'usine Prayon tombée dans l'oubli. Engis – Wallonie (BE)
L'oubli de la contamination
Lecture 12 min. - Vidéo 3’58 min.
Fondue dans le décor, l’immense colline d’Hardémont surplombe la commune d’Engis, en province liégeoise. Difficile d’imaginer que dans les années 1980, elle était entièrement blanche et qu'en 1950, elle n’existait tout simplement pas. Accolée aux habitations de la rue Nouvelle Route , cette colline n’est autre qu’une gigantesque décharge de phosphogypse, témoin de l’activité passée du groupe Prayon, l’un des leaders mondiaux dans la chimie des phosphates.
Désormais recouverte de mousse et d'arbustes, avec le temps, elle s'est faite oublier. Sauf quelques riverains comme Philippe Bodart et Michel Thomas de l’association engissoise SOS pays Mosan, plus personne ne se souvient que des millions de tonnes de ce déchet, contenant métaux lourds et éléments radioactifs, y ont été entassées. « Quand j’étais gamin, on la voyait de loin. C'était tout blanc. On aurait dit de la neige sur une montagne », se remémore un des deux Engissois.
Déchets toxiques déversés sans contrôle
En Wallonie, il ne reste pratiquement plus aucune trace de ce dépôt chimique historique. Si l’Agence Fédérale de Contrôle Nucléaire (AFCN) assure le suivi de la radioactivité de la décharge, classée « zone à risque radon », sous le monitoring du groupe Prayon, elle ne s’occupe pas des autres risques éventuels. En théorie, c’est le Département de l’Environnement et de l’Eau de la Région wallonne qui gère le suivi des déchets et des pollutions chimiques (cadmium, arsenic, plomb, etc.). Mais personne là-bas n’a entendu parler de cette décharge de phosphogypse : « Nous n’avons aucun résultat et/ou information sur la présence d'une ancienne décharge ou d'un dépôt de déchets. La Direction de l’Assainissement des Sols a aussi confirmé par mail qu’elle ne disposait d’aucune donnée ». Le ministre wallon de la Santé et de l’Environnement, Yves Coppieters (Les Engagés), a lui-même confirmé que l’administration wallonne ne dispose d’aucune donnée technique concernant la décharge d’Hardémont .
Côté communal, les informations sont tout aussi inexistantes. « C’est parce que vous m’avez dit où elle était, sinon je n’y aurais pas pensé. Aujourd’hui, ce sont des bois », reconnaît le bourgmestre d’Engis, Serge Manzato (PS), arrivé dans la commune dix ans après la fin de l’exploitation de la décharge (1983).
Prayon, de son côté, affirme que la décharge d’Hardémont est « connue des autorités » et qu'« il n’y a pas de contamination des sols et des eaux causée par ce dépôt ». Cependant, elle est incapable de dire combien de millions de tonnes de déchets y sont entassées, qui effectue le contrôle chimique (métaux lourds, fluor, acidité) et comment il se fait. Or, des risques de contamination existent. Partout où du phosphogypse a été entassé, les nappes d’eau et les sols sont affectés.
Système d'évacuation sur la décharge de Tessenderlo Chemie – Flandre (BE)
Jacky Bonnemains, fondateur de l'association écologiste Robin des bois, pénètre un site de stockage de phosphogypse. Havre – Normandie (FR)
Sur la décharge Veldhoven de Tessenderlo Chemie, le compteur Geiger indique des niveaux de radioactivité seize fois au-dessus du bruit de fond (1.67µSv/h). Flandre (BE)
4 à 5 tonnes de déchets par tonne d’acide
Méconnue, l’industrie chimique du phosphate devient un secteur clé à la fin du XIXᵉ siècle en Belgique et en France. La première usine belge est fondée en 1890 à Engis sous le nom de « Société anonyme des produits chimiques d’Engis », qui deviendra Prayon.
À l’époque, pour répondre à des impératifs environnementaux et sanitaires, les industriels de la métallurgie et de la sidérurgie transforment leurs gaz de combustion sulfureux en acide sulfurique. Rapidement, celui-ci est utilisé pour traiter les os et le minerai de phosphate, donnant naissance à l’acide phosphorique (P₂O₅) et aux premiers engrais chimiques, les « superphosphates ».
Trente ans plus tard, trois autres entreprises se lancent dans la production d’acide phosphorique en Flandre : Tessenderlo Chemie (1920), les Établissements Kuhlmann – Rhône-Poulenc (1925) et l’Union Chimique Belge (1928). Dans les années 1960, le groupe allemand BASF ouvre une unité à Anvers (1967), tandis que Prayon étend ses activités à Puurs (1963), le long de la rivière Rupel. Toutes importent du phosphate. Du Maroc, de Tunisie, de Floride, d’Afrique du Sud, de Russie ou encore d’Ouganda.
Tandis que ces industries se développent, surchargeant l’air de fumées toxiques, les déchets, eux, s’amoncellent. Une tonne d’acide phosphorique produite génère quatre à cinq tonnes de phosphogypse. En Belgique, en un peu plus d’un siècle, pas moins de 70 millions de tonnes sont déversées dans d’anciennes carrières, sur des terrains forestiers ou dans des cours d’eau. Selon le Centre d’étude de l’énergie nucléaire, 46 millions de tonnes ont été déversées en Flandre, dont 10 millions dans l’Escaut . En Wallonie, il n’existe pas de données sur leur localisation, ce qui est préoccupant, car on estime que 20 à 30 millions de tonnes ont été produites par Prayon, unique entreprise active dans le secteur en Région wallonne.
Centre de tri des terres polluées du groupe DEME avant d'être stockées dans la décharge de phosphogypse à Zelzate. Flandre (BE)
Borne signalant le passage d'une canalisation d'eau acide près du site de confinement du phosphogypse à Anneville-Ambourville. Normandie (FR)
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Ce qui était invisible est devenu visible. [...] Ça a commencé à tourner dans la tête des gens.
Jacky Bonnemains
Le Havre (FR)
Prise de conscience d’une contamination
En France, la situation n’est pas meilleure. Jusqu’en 1983, Rhône-Poulenc déversait son phosphogypse en Baie de Seine, créant une immense décharge sous-marine.
Refuge historique pour les déchets industriels, la mer permettait d’échapper à la vigilance des populations. « L’usine d’engrais phosphatés de Rogerville-Le Havre rejetait des millions de tonnes de phosphogypse dans l’estuaire de la Seine via une canalisation de 13 kilomètres. De plus, des apports quotidiens par péniche provenaient des usines de Rouen », se souvient Jacky Bonnemains, ancien militant de Greenpeace et fondateur de l'association Robin des Bois, connue pour avoir publié de nombreux dossiers sur la pollution.
Dans les années 80, Jacky s’est engagé aux côtés des pêcheurs, qui voyaient disparaître le poisson, pour obtenir l’interdiction des déversements de phosphogypse en mer. En 1983, ils obtiennent gain de cause. Contraints de stocker leurs déchets à terre, les industriels ne peuvent plus les cacher. « Ce qui était invisible est devenu visible. À mesure que les dépôts à terre grossissaient, on a pris conscience de l’énormité du tas dispersé en Baie de Seine. »
Les riverains, alertés par les enquêtes publiques et arrêtés préfectoraux, découvrent alors que ces déchets contiennent des substances dangereuses comme le cadmium, l’arsenic, le cuivre et le radium, nocives pour la santé et l’environnement. La toxicité de ces polluants persiste pendant des dizaines, voire des centaines d’années, comme l’uranium 238, qui a une demi-vie de 4,51 milliards d’années. « Ça a commencé à tourner dans la tête des gens. D’autant plus que des études ont révélé la contamination des moules et des crevettes par des radio-éléments. »
Frank Van Houtte, habitant de la région de Rupel, devant les arbres dissimulant l'une des décharges de phosphogypse de l'usine Prayon-Puurs. Flandre (BE)
Végétation recouvrant l'une des décharges de phosphogypse de Prayon-Puurs. Flandre (BE)
À Rupel, douze ans de lutte
À la même période, dans la province d’Anvers, un groupe d’action environnementale composé de riverains et militants écologistes (ALR) se forme en 1971 pour faire interdire les déversements de l’usine d’acide phosphorique de Prayon-Puurs « La zone était économiquement dévastée par la faillite des briqueteries. Les autorités ont alors lancé un plan de reconversion de Rupel en décharge, oubliant que des gens vivaient là. Toutes sortes de déchets y étaient déversés : des ordures ménagères à l’amiante, en passant par le phosphogypse », raconte Eddy Stuer , figure du mouvement.
Un peu partout dans la région , les carrières d’argile abandonnées sont remblayées par des déchets. En près de 30 ans, Prayon y déverse plus de dix millions de tonnes de phosphogypse. Sur la dizaine de sites d’enfouissement, seuls deux sont officiellement sous sa responsabilité. Pour les autres, « on peut supposer que le phosphogypse vient de Prayon, mais ces terrains n’ont jamais été sa propriété », explique Boris Dehandschutter de l’AFCN.
Manifestations, blocages, grèves de la faim : tous les moyens sont bons pour faire réagir les pouvoirs publics. Le roi Baudouin se rend à Rupel en 1981 pour s’informer de la situation. À l'époque, la législation sur les déchets est rare, voire inexistante. L’Agence publique des déchets de Flandre (Ovam) n’existait pas encore. C’est sous la pression de l’ALR que la Flandre adopte en 1981 un décret sur les déchets et crée l’Ovam, chargée de la gestion des déchets et de la contamination des sols.
Monument contre l'oubli de l'ARL sur lequel sont inscrits les sites d’enfouissement de phosphogypse à Rupel. Flandre (BE)
Après douze ans de lutte, l’ALR obtient un moratoire du gouvernement flamand sur les décharges dans la région de Rupel et érige, le 15 mai 1983, un monument contre l’oubli près de la rivière Rupel : une flèche rouge pointée vers le sol, soutenue par un socle en béton localisant les sites d’enfouissement. « Nous voulions rappeler les abus dans la région et alerter sur les déchets dans le sol. Nous avons choisi d’utiliser le code de l’hydrogène pour que, même dans des millions d’années, d’autres peuples sachent où se trouvent les décharges toxiques », se souvient Eddy Stuer.
Suite à l’interdiction de mise en décharge du phosphogypse, Prayon ferme son unité d’acide phosphorique en Flandre et déplace ses opérations au Maroc, sur le site de son principal actionnaire (54,05 %), l’Office Chérifien du Phosphate (OCP) . Le second étant la Société Régionale d’Investissement de Wallonie (45,95 %) .
Le médecin Frans Vanacoleyen consulte les rapports sur la pollution de Rhône-Poulenc réalisés par la maison médicale du peuple de Zelzate en 1982. Flandre (BE)
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La pollution de cette colline de gypse s'est inflitrée dans le sol et a pollué la nappe phréatique de la commune.
Frans Vanacoleyen
Zelzate (BE)
Métaux lourds récupérés après drainage de l'eau contenue dans le phosphogypse historique (1925-2009) de Zelzate – Flandre (BE)
Ne pas payer la dépollution
Confrontées aux scandales environnementaux croissants et aux politiques environnementales plus restrictives, la plupart des divisions d’acide phosphorique d’Europe occidentale ferment dans les années 1990 et 2000. Sans autorisation de mise en décharge, l’industrie du phosphate ne peut survivre.
Certaines entreprises s’arrangent pour ne pas avoir à payer la dépollution des sites. C’est le cas à Zelzate, dans la zone du canal de Gand. En 2009, Nifelos (ex-Rhône-Poulenc) se déclare en faillite, et l’Ovam découvre que les digues de leur décharge de phosphogypse menacent de céder, risquant de libérer 400.000 m³ d’eau acide. « Nous n’avons jamais vu une usine Seveso laissée dans un état aussi désastreux », déclare l’Ovam en 2010 .
Face à une catastrophe écologique et sanitaire imminente, des travaux sont entrepris en urgence. Mais ce n'est pas le seul problème de la décharge. « La pollution de cette colline de gypse s'est inflitrée dans le sol et a pollué la nappe phréatique de la commune. Il y a du plomb, du cadmium, des phosphates, etc. Pomper de l’eau pour la boire ou cultiver des légumes est tout simplement impossible et strictement déconseillé parce que trop toxique », alerte Frans Vanacoleyen, médecin à Zelzate. Cette situation était dénoncée depuis les années 1980, mais les autorités ont fermé les yeux.
Flanc ouest de la décharge de phosphogypse de Rhône Poulenc confinée par Terranova. Zelzate – Flandre (BE)
En 2010, à la demande de l’Ovam, la joint-venture Terranova acquiert le site au franc symbolique pour l’assainir, en échange d’un permis d’enfouissement. Il faut sept ans au consortium pour confiner les 20 millions de tonnes de phosphogypse sous une couche de bentonite , deux géotextiles, un mètre et demi de terre et du gazon. Le coût de cette « réhabilitation » s’élève à 28 millions d’euros, rentabilisé par un parc de 55.000 panneaux solaires subventionnés par le gouvernement flamand. Aujourd’hui encore, les eaux de pluie sont drainées pour en extraire les polluants. Sur les flancs de la décharge de 50 mètres, des moutons broutent le gazon, donnant l’illusion d’une zone « verte » assainie.
« La gestion de ce terril est un scandale, insiste le médecin Frans Vanacoleyen. Ceux qui ont subi des dommages n’ont reçu aucune compensation, tandis que ceux qui ont causé ce désastre n’ont jamais été poursuivis. Les deux plus grandes entreprises de dragage de Belgique, De Nul et DEME, profitent de ces déchets. La montagne de phosphogypse leur a été cédée pour deux euros, et elles ont installé un parc de panneaux solaires. C’est une bonne chose en termes d’énergie alternative, mais cela a été réalisé avec d’énormes subventions, soit 4,2 millions d’euros par an, des certificats d’énergie et des prêts avantageux. »
Décharge de phosphogypse toujours en cours d'activité de l'usine Prayon. Engis – Wallonie (BE)
Transmission d’une mémoire
Si de nombreuses entreprises se sont mises en faillite, d'autres, comme Prayon, toujours active en Belgique, comptent sur le temps pour faire oublier leur legs aux générations futures. « Ils mettent des déchets toxiques dans le sol, reboisent pour donner un aspect naturel, en faisant croire que tout est beau et préservé, alors que ce n’est pas le cas », déplore Frank Van Houtte, habitant et membre de l'ALR .
Les polluants invisibles s’infiltrent dans le sol et contaminent les nappes d’eau. Pour Dominique Kiekens, politologue (Université d’Anvers) et membre de l’ALR, « le problème avec cette pollution, c’est qu’on a délibérément fait croire aux gens qu’il n’y avait pas vraiment de problème. Cela a créé une population très tolérante à l’égard de cette pollution et au fait d’y être exposé quotidiennement ».
Transformés en parcs ou en espaces verts, dissimulés sous des zones industrielles ou résidentielles, ces déchets sont invisibilisés, contribuant à un déni collectif sur l’ampleur du phénomène. « Il faut transmettre la mémoire de ces déchets chimiques sur 2.500 à 3.000 ans. Le gros danger de ces terrils de déchets, c’est d’être oubliés. C’est ce dont rêvent les services de l’État et les responsables de ces déchets », souligne Jacky Bonnemains, fondateur de l’association Robin des Bois.
Décharge de phosphogypse dans le Bois d'Engihoul. Engis – Wallonie (BE)
Une industrie qui prospère
À Engis, personne ne sait combien de tonnes de phosphogypse ont été stockées sur le site du Hardémont entre 1950 et 1985, ni ce qu’il est advenu des quantités de déchets produits entre 1890 et 1950. L’entreprise Prayon, elle, préfère insister sur ses importantes avancées environnementales en Belgique, plutôt que de répondre de son passé.
Aujourd’hui, l’unité chimique du site de Prayon-Engis s’est spécialisée dans la production d’acide phosphorique purifié destiné aux secteurs de l’alimentation et de l’électronique. Pour ce faire, elle utilise du minerai d'origine magmatique (4 à 12% des gisements mondiaux), réputé moins polluant . Cette réorientation permet à l’entreprise de revendre 70-80% de son phosphogypse au cimentier Knauf, qui l’utilise pour la fabrication de plâtre. Les 20-30% restants, 150.000 tonnes par an, encore trop contaminés, sont déversés dans le bois d’Engihoul. Cette décharge est connue et suivie par les autorités.
Sous la nouvelle montagne blanche de cinq millions de tonnes de phosphogypse, aucun système de protection du sol n’a été mis en place, jugé inutile par les autorités. Pourtant, entre 2020 et 2022, quatorze dépassements des normes PISOE pour les eaux souterraines ont été observés . De quelle nature ? Prayon n'est pas « en mesure de partager » ces informations.
Le service de communication de l'entreprise, qui a refusé notre demande de rencontre, défend son bilan : « Notre gypse est respectueux de l’environnement, majoritairement valorisé, et les résidus sont stockés en toute sécurité, contrairement à d'autres pays comme les USA ou la Chine, qui polluent. Une délocalisation serait donc nuisible à l'environnement et aux travailleurs ». Ce que Prayon omet de dire, c'est qu’en Flandre, depuis 1998, elle importe de l'acide phosphorique transformé au Maroc, sur le site de son principal actionnaire, l'OCP, où elle a déplacé une partie de ses unités de production. Et comme le souligne le bourgmestre d'Engis, Serge Manzato, « au Maroc, ils vident le gypse en mer ».
Travailleur agricole dans un champs d'artichauts. San Bartholome – Murcia (ES)
À bout de souffle
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Les engrais phosphatés ne sont que l’un des types d’engrais chimiques massivement utilisés par le secteur agricole, aux côtés des engrais azotés et potassés. Alors que leur production contamine les territoires et leurs habitants, dans les champs, leur épandage contribue à la dissémination des polluants industriels dans l’environnement. Les micro-organismes sont affectés, les masses d’eau contaminées et l’excès de nutriments (azote et phosphate) dans les milieux aquatiques entraînent la prolifération d’algues.
L’Espagne, premier producteur de fruits et légumes de l’Union européenne, illustre bien ce phénomène. Depuis les années 1960, l’agriculture s’est intensifiée dans le sud du pays. Une grande partie du territoire est désormais recouverte de serres en plastique. Sous ces bâches, poivrons, tomates, laitues et fraises sont produites grâce à un mélange d’engrais chimiques azotés et phosphatés, les fameux « engrais minéraux ».
Si ces substances favorisent initialement la croissance des plantes et augmentent les rendements, à long terme, elles finissent par détériorer la structure des sols. Ces derniers sont acidifiés et les métaux lourds tels que le cadmium et l’uranium s’accumulent, ralentissant l’activité microbienne indispensable à la régénération de la matière organique.
Conscients de cet impact, certaines sociétés agricoles agissent en conséquence. « Nous ne sommes pas propriétaires des terres, on les loue. C’est mieux pour nous, car au bout d’une dizaine d’années, les sols sont comme fatigués, malades. Les engrais ne suffisent plus. On cherche alors d’autres terres », confie le directeur commercial d’une entreprise en route vers ses champs d’artichauts.
Aujourd’hui, 30% des terres agricoles du pays, soit 70.000 km² — l’équivalent de deux fois la Belgique — sont sévèrement dégradées, entre autres par les pesticides et les métaux lourds. À l’échelle européenne, l’Italie et la France ne sont pas en reste avec respectivement 23% et 7% de leurs terres agricoles touchées par une dégradation élevée, voire très élevée. Au total, 31% des sols agricoles européens sont pollués par les métaux lourds et 52% par les pesticides .
Des sols empoisonnés
Bien que les sources de contamination des sols agricoles aux métaux lourds soient multiples (dépôts atmosphériques, boues d’épuration, fumiers, etc.), actuellement, la majorité du cadmium accumulé dans les sols agricoles provient de l’usage des engrais chimiques phosphatés (54 à 58 %) .
Ce constat, largement admis au sein de la communauté scientifique, alimente de vives inquiétudes quant à l’avenir des sols en Europe. Selon la Commission européenne, « chaque État membre est concerné, à des degrés divers, par la menace que l’accumulation du cadmium fait peser sur la durabilité à long terme de la production agricole » .
Et pour cause, si rien n’est mis en place, tous les modèles mathématiques prévoient une augmentation des concentrations de cadmium menaçant les fonctions du sol et l’environnement aquatique au cours de 60 à 100 prochaines années. Certains chercheurs vont même jusqu’à parler d’« empoisonnement des sols et des cultures alimentaires » par ce métal toxique .
Déchets de serre et de sacs d’engrais. Atochares – Andalousie (ES)
Une dégradation sous-estimée
Sur le terrain, cette réalité est déjà bien visible. José Garcia Cuevas, porte-parole du Syndicat andalou des ouvriers agricoles (SOC-SAT), décrit une situation dramatique dans la région. « Les terres ne sont plus qu’un désert. Dans certains cas, la situation est devenue irréversible. Elles ont tellement été traitées aux engrais et produits chimiques que les sols sont anéantis, déplore-t-il. À Grenade, ils ont tenté de régénérer une zone dévastée par les serres, le plastique et les produits chimiques. Mais ils ont rapidement découvert que la terre était complètement contaminée. La quasi-totalité des terres a dû être enlevée. »
Trop de serres, de monocultures, de labours, d’engrais, de pesticides. Depuis 1950, le taux de matière organique dans les sols agricoles a été réduit de moitié. Cette perte est d’autant plus inquiétante qu’elle entraîne la disparition de la faune souterraine et compromet leur capacité à se régénérer. Les sols ne parviennent plus à remplir leurs fonctions, comme la capture et la minéralisation du carbone (CO₂) ou encore la rétention d’eau, aggravant les risques d’érosion et de sécheresse. Par ailleurs, les nutriments ne sont plus retenus par les sols et sont lessivés vers les nappes d’eau, causant des problèmes d’eutrophisation. Un phénomène qui menace les écosystèmes aquatiques.
Contrairement à la qualité de l’air, aucun mécanisme n’a encore été mis en place à l’échelle mondiale, pour évaluer et surveiller l’état de dégradation des sols. Même en l’absence de données globales, l’Agence européenne de l’environnement (AEE) estime que « la dégradation des sols n’est pas bien surveillée, souvent cachée, mais qu’elle est répandue et diversifiée ».
Cette dégradation a pourtant des conséquences directes sur la fertilité des terres, les rendements agricoles et la qualité nutritionnelle des aliments. « Au cours des 70 dernières années, la teneur en minéraux et en éléments nutritifs de presque tous les types d’aliments a chuté de 10 à 100 % », écrit la Commission européenne . Ainsi, il faudrait consommer 2 à 5 fois plus de nourriture pour obtenir la même quantité de minéraux et d’oligo-éléments qu’en 1940. À cela s’ajoutent les risques sanitaires liés à l’exposition aux métaux lourds, comme le cadmium et l’uranium, absorbés par les plantes.
Des métaux lourds dans la chaîne alimentaire
Le danger du cadmium et de l’uranium, deux métaux lourds connus pour leur toxicité, est largement documenté. Même en de très faibles proportions, leur absorption continue peut endommager les reins, fragiliser les os et favoriser le développement de cancers .
Après près de vingt ans de débats, les États membres de l’Union européenne ont finalement adopté en 2019 une nouvelle réglementation — entrée en vigueur en 2022 — visant à limiter la teneur en cadmium dans les engrais à 60 milligrammes par kilo de P₂O₅. Si ce seuil marque une petite avancée, il serait encore insuffisant. Selon les études d’évaluation des risques, il faudrait abaisser cette limite à 40, voire à 20 mg, pour éviter une accumulation de cadmium dans les sols agricoles .
Seulement, réduire ces seuils exclurait 50 à 60 % des engrais consommés sur le marché européen et empêcherait la plupart des importations provenant du Maroc et de Tunisie, couvertes par la politique commerciale européenne de voisinage mise en place en 2004. Et sur ce point, la Commission européenne ne laisse place à aucune ambiguïté : « Toutes les mesures adoptées pour protéger la santé humaine ou l’environnement doivent être les moins restrictives possibles pour le commerce ». C’est pourquoi « toutes les options possibles doivent être évaluées en termes de compatibilité avec les obligations de l’OMC [Organisation mondiale du commerce, NDLR] » .
Ce qui n’empêche pas cette même institution d’admettre en 2023, dans le cadre d’une nouvelle loi sur la surveillance des sols, que les engrais phosphatés sont la principale cause de contamination des sols agricoles européens ; que pour un grand nombre d’Européens, l’exposition alimentaire au cadmium dépasse de plus de deux fois le seuil considéré comme tolérable ; et que déjà aujourd’hui les autorités chargées de la sécurité alimentaire éprouvent des difficultés à mettre en œuvre des niveaux maximaux sûrs de concentration de cadmium dans les denrées alimentaires sans restreindre indûment l’approvisionnement en denrées alimentaires essentielles pour la santé (fruits et légumes, céréales…).
Cultures intensives. Almeria – Andalousie (ES)
L’uranium : un élément négligé
Le cadmium n’est pas le seul élément qui aurait dû retenir l’attention de la Commission européenne. Plusieurs études, dont celle menée par trois chercheurs belges — Benoit Bergen, Mieke Verbeeck et Erik Smolders — en Europe, ont mis en évidence l’accumulation d’uranium dans les sols agricoles due à l’utilisation d’engrais phosphatés sur le long terme . Leur recherche souligne la nécessité d’accorder plus d’attention à l’accumulation de cet élément dans les sols, à sa pénétration dans la chaîne alimentaire et son écoulement dans les masses d’eau. En effet, près de 80 % de l’uranium contenu dans la roche phosphatée se retrouverait dans l’acide phosphorique et les engrais utilisés en agriculture.
Notons qu’il ne s’agit pas là d’une préoccupation nouvelle puisque dès 1980, celle qu’on appelait alors la Commission des communautés européennes écrivait : « La récupération à partir des liqueurs d’acide phosphorique permettrait d’accroître sensiblement l’approvisionnement en uranium, tout en éliminant une source de contamination radioactive par les déchets de traitement et les engrais ». C’est ainsi qu’à partir de 1980, des entreprises comme Umipray — détenu à 100 % par Prayon — à Engis ou Fertiberia à Huelva vont mettre en place des installations de récupération de l’uranium à des fins nucléaires. Avant de fermer à la fin des années 1990, faute de rentabilité.
Biocide à large spectre utilisé pour laver les sols avant fertilisation. Almeria – Andalousie (ES)
Cuve d’alimentation pour les cultures d’un complexe agricole. El Ejido – Andalousie (ES)
En 2012, le citoyen allemand Thomas Lück dépose une pétition au Parlement européen pour attirer l’attention sur l’urgence de limiter les teneurs en uranium dans les engrais. Il avertit : « L’uranium s’accumule dans les sols jusqu’à atteindre des niveaux tels que l’eau potable pourrait devenir impropre à la consommation. Pour prévenir une telle catastrophe, il est nécessaire d’introduire une valeur limite pour les engrais artificiels ». La Commission des pétitions la déclare recevable et annonce analyser la question lors de la prochaine révision du règlement sur les engrais .
Cette révision a bien eu lieu, en 2019, mais aucune décision n’a été prise concernant l’uranium. Selon un rapport commandé en 2021 par la Commission européenne à la société Arcadis, « il n’est pas encore clair si les niveaux d’uranium présents dans les engrais dérivés de roches phosphatées sédimentaires représentent un risque pour la santé humaine ou pour l’environnement ». Néanmoins, l’étude recommande d’évaluer l’accumulation potentielle d’uranium dans les sols agricoles et les risques d’utilisation à long terme.
Seule la Commission allemande pour la protection des sols semble préconiser une valeur limite de 50 mg U/kg P₂O₅. Tandis qu’une association autrichienne mesurait des niveaux élevés d’uranium (entre 82 et 387,5 mg d’uranium par kilo de phosphate) dans huit des dix-huit engrais testés .
Des travailleurs communaux débarrassent la lagune de la Mar Menor des algues vertes. Murcia (ES)
Prolifération d’algues et asphyxie
En Espagne, Pedro Luengo, biologiste engagé au sein de l’organisation Ecologistas en Acción, se bat contre la pollution agricole qui touche la région de Murcia et plus particulièrement la lagune de la Mar Menor. « L’agriculture intensive ne cesse d’introduire des nutriments dans l’écosystème aquatique provoquant son eutrophisation. » Tout autour de la lagune, les sols agricoles segmentés par de longs sillons sont laissés à nu, sans végétation pour les retenir en cas d’intempéries. Lors d’épisodes de fortes pluies et d’inondations, la terre, riche en engrais, se déverse dans la Mar Menor. Ces nutriments (azote et phosphate) entraînent la prolifération d’algues, de plantes aquatiques et cyanobactéries, qui asphyxient progressivement tout l’écosystème .
Malgré les nombreuses alertes des scientifiques, la population ne réalise véritablement la gravité du phénomène qu’en 2019 et 2021 lorsque des tonnes de poissons sont retrouvés morts, asphyxiés, à la surface de l’eau. « Du jour au lendemain, on s’est retrouvé avec des eaux vertes. Puis, les algues se sont décomposées et l’eau est devenue toxique, sans oxygène. Des dizaines et des dizaines de poissons, crabes et crevettes sont morts », se souvient Pedro.
Selon l’Institut espagnol d’océanographie, des inondations survenues en septembre 2019 ont précipité 35 à 60 tonnes de nitrates, 25 à 45 tonnes d’ammonium et plus de 100 tonnes de phosphates provenant des champs dans la lagune, accélérant ainsi la prolifération des algues. Depuis lors, chaque année, les autorités locales consacrent plusieurs semaines à nettoyer la baie envahie par les algues.
Algues vertes marines Ulva lactuca, aussi appelées « laitue de mer ». Hillion – Bretagne (FR)
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Cela fait vingt ans qu'on sait qu'il y a un excès d'engrais
Pedro Luengo
Murcia (ES)
Ramassage des algues vertes sur la plage Grandville. Hillion – Bretagne (FR)
Il ne s’agit pas d’un phénomène isolé. De la Chine à la Bretagne, en passant par la mer Baltique ou le golfe du Mexique, de nombreux écosystèmes aquatiques suffoquent sous l’effet des engrais. En 2019, la Plateforme intergouvernementale scientifique et politique sur la biodiversité et les services écosystémiques (IPBES) a recensé plus de 400 « zones mortes » dans les océans du globe, représentant une surface de 245.000 km².
À l’origine de cette destruction, les fertilisants drainés depuis les terres agricoles vers les écosystèmes côtiers, mais aussi les 300 à 400 millions de tonnes de métaux lourds, solvants, boues toxiques et autres déchets industriels. « Cela fait vingt ans qu’on sait qu’il y a un excès d’engrais », déplore Pedro Luengo. « Mais même après avoir reconnu le problème, on continue de les produire et de les épandre. »
En France, plus de 140 sites bretons sont touchés, et certaines plages sont régulièrement interdites au public en raison de la toxicité des algues en décomposition échouées sur les plages. Annie Le Gilloux et Gilles Monsillon, deux militants du collectif Halte aux marées vertes, alertent : « Il faut voir les algues vertes comme des alarmes. Les gaz, le cadmium,… Tout ça est invisible. Les algues permettent de rendre perceptible un problème systémique ».